Petit conte à l’usage des pratiquants
ou
O Sensei reconnaîtra les siens
M. Himbude Louis s’endormit paisiblement, comme tous les soirs, mais, contrairement à ses habitudes, il fit un rêve très vif et de longue durée, au sujet de Ame no Tori Fune Undo. Il ne se réveilla pas au matin.
La mort l’avait emporté entre temps, sans bruit et sans souffrance.
Il le comprit vraiment seulement lorsqu’il se retrouva face à une noble assemblée, alors qu’aucune n’avait été convoquée dans les jours à venir.
Curieusement, elle fut composée des plus grandes figures de l’aïkido national et international et il le comprit, car elles étaient décédées de son vivant, et il avait lui-même prononcé les discours funèbres de certaines d’entre elles.
Réalisant ainsi qu’il n’était plus, il se demanda subrepticement qui prononcerait le sien, en espérant que ce ne fut pas le président, qu’il n’avait jamais particulièrement affectionné, ni son homme de paille.
Peut-être le Maître, et il se surprit à imaginer la tête de ceux qui n’avaient jamais pu le supporter, en entendant son éloge posthume de la bouche même du Maître. Mais à quoi bon maintenant.
Il dirigea donc son attention sur les personnes présentes, qu’il avait côtoyées, pour la plupart, de leur vivant. Il y avait ceux du départ, les pionniers, qui avaient toujours refusé l’évolution de la discipline pour rester à une pratique primitive. Il avait toujours eu un peu pitié d’eux, bien que leur inclination à se prétendre les seuls détenteurs du véritable aïkido originel l’ait souvent crispé. Et ne serait-ce leur âge vénérable, il eut plus d’une fois la tentation de leur faire manger le tatami.
Il y avait bon nombre de ses sempai, et pour cause. Il reconnut celui qui lui avait flanqué une volée alors qu’il n’était encore que débutant, celui qui le bloquait systématiquement et qui avait un si mauvais état d’esprit, celui qui s’était opposé à la délivrance de son 5ème dan, qu’il était pourtant sûr d’avoir, car le Maître l’avait convié à ce passage. N’avait-il pas plus de 30 ans de pratique ?
Il y avait son premier professeur, auquel il avait tourné le dos après avoir estimé qu’il lui était bien supérieur techniquement. C’était un pionnier qui n’avait jamais bien compris ce qu’était l’aïkido.
Il y avait les vieux potes, avec lesquels il avait brisé quantité de poignets aux jeunes prétentieux qui ne s’étaient pas encore imprégnés de l’essence de la discipline. Y parviendront-ils d’ailleurs ? Quelques-uns lui firent un petit signe amical, auquel il répondit par des clins d’œil.
Il y avait des Maîtres de la Maison Mère qu’il avait cotoyés au cours de stages, ou simplement vus en film. Bref, une noble asemblée, quoiqu’il constata qu’O Sensei ne s’y trouvait pas, ni certains grands Maîtres. Mais ses réflexions furent interrompues par la voix de celui qui semblait présider la séance, et qu’il ne connaissait ni d’Adam ni d’Eve.
Il s’exprima ainsi :
« J’ai réuni ces personnes, dont la plupart vous sont connues, en prévision de votre mort, puisqu’elle avait été ainsi programmée. Aussi, et après s’être concertées, elles ont unanimement reconnu que votre pratique n’avait pas été reconnue sur terre à sa juste valeur.
Et puisqu’en ce lieu, il ne saurait être commis d’injustice, il convient de vous y donner la place qui vous revient, dans l’éternité.
Vos pairs, dont, je pense, vous ne contesterez pas la prééminence, vous ont décerné à l’unanimité le 9ème dan, et le titre, tant envié sur terre, de shidan.
Quelqu’un vous prendra donc en charge pour vous indiquer votre nouvelle place et ce que vous devez y faire. »
Sur ce, tous se levèrent et applaudirent bien chaleureusement. S’il n’avait pas été mort, il en aurait pleuré de joie. Enfin…, on reconnaissait ses mérites. Il les aurait tous embrassés, les anciens, les sempai, son professeur, ses potes, les Maîtres de l’Aïkikai, mais ils s’évanouirent, comme par enchantement, pour laisser place à un petit être ailé qui voletait devant lui et qui lui dit : « Maître, si vous voulez bien me suivre. »
Maître ! , ce petit être charmant l’avait appelé Maître. Quel endroit merveilleux ! Chacun y était à sa place, et tout respirait l’harmonie. Ils parvinrent dans un vestiaire d’une propreté irréprochable et d’un goût exquis. La salle de douche était en marbre, les murs étaient tapissés d’idéogrammes et autres peintures japonaises ; un bouquet de fleurs, arrangé suivant les règles sacrées, était disposé sur une table basse, ainsi que tant d’autres délicates attentions. Des habits d’entrainement étaient posés avec soin sur un banc en bois : un keikogi d’une blancheur immaculée, un hakama blanc, une paire de zori de qualité exquise. Le petit être ailé, qui ne le quittait pas, dit : « Maître, vos élèves vous attendent dans le dojo. »
Pris par le charme des lieux, et conscient de sa nouvelle condition, il n’avait effectivement pas prêté attention aux kiai poussés par des pratiquants qu’il ne voyait pas encore, mais qui, de toute évidence, s’entraînaient assidûment à côté.
Lorsqu’il fut habillé, le petit être ailé le fit pénétrer dans un dojo de toute beauté. Douze solides pratiquants s’entrainaient avec application. Ils se figèrent à son entrée, pour se précipiter en reculant jusqu’au shimoza, où ils s’installèrent en seiza impeccablement.
Interrogeant son guide du regard, lequel opina du chef, il s’avança sur le tatami, rangea, pour une fois, ses zori, s’assit au kamiza, face aux élèves, et s’offrit quelques minutes de méditation, lui qui avait toujours trouvé cela superflu. En fait, seiza était pour lui une posture douloureuse. Mais à cet instant, en cet endroit, sur ce tatami, curieusement, ses genoux ne le faisaient nullement souffrir. N’ayant rien de particulier à méditer, il profita de ces quelques minutes pour se pénétrer davantage de sa nouvelle condition. Lui ! Shidan ! à la suite d’une décision unanime !
Il n’avait, certes, jamais douté de ses capacités, et seules la jalousie et la mesquinerie de ses contemporains sur terre justifiaient le fait qu’il n’ait pu accéder à ce rang de son vivant.
Après le salut, il n’eut pas le temps de se demander ce qu’il allait travailler.
Le petit être ailé l’interrogea :
- « Maître, que voulez-vous travailler ? »
- « Je ne sais pas », dit-il, « tachi waza, buki waza, peut-être ? »
- « Choisissez une technique, Maître. Quelle est celle que vous affectionnez le plus ? »
- « Eh bien… ,disons…, euh…, Irimi Nage. »
- « Sur quelle attaque, Maître ? »
- « Je ne sais pas, comme vous voulez. »
- « Celle qui vous plaira, Maître. »
- « Bon. Alors, pourquoi pas Shomen Uchi. »
A peine la phrase terminée, un de ses élèves se rua sur lui avec un shomen fulgurant. Il eut juste le temps de faire irimi nage, mais avec une telle aisance que uke s’écrasa littéralement sur le tatami. Il ne se souvenait pas avoir réussi un irimi nage aussi parfait durant ses longues années de pratique, et aussi redoutablement efficace, à tel point qu’il crut qu’uke ne se relèverait pas, ce qu’il fit tout de même, mais très péniblement.
Quel dommage que personne n’ait été là pour admirer sa technique. Mais n’est-ce pas ce que l’on est en droit d’attendre d’un shizan : le mouvement parfait ?
Mais déjà le deuxième élève se précipitait, aussi menaçant, pour lui administrer un shomen encore plus percutant. Il fit irimi nage en croyant sa dernière heure venue, si cela avait été possible, bien qu’il n’eut même pas le temps d’y penser. Uke fut terrassé, l’énergie qu’il avait déployée lui étant revenue décuplée. S’il avait pu croire au facteur chance la première fois, ce second mouvement le convainquit que sa technique était aiki, qu’il était lui-même aiki.
Une fois encore, ses pensées fugitives furent interrompues par l’attaque du troisième élève, qu’il projeta avec la même facilité déconcertante.
Puis vint le quatrième, puis le cinquième, et ainsi de suite, sans qu’il puisse le moins du monde douter de sa technique et de son efficacité. Cela dura jusqu’à ce qu’il éprouve l’envie de changer de mouvement, pour voir. Ne pouvant enrayer le flux des attaques répétées des élèves, il s’adressa au petit être ailé :
- « Ne pourrait-on pas changer de technique maintenant ?
- « Vous n’affectionnez plus ce mouvement, Maître ? »
- « Non, ce n’est pas cela, mais j’aimerais… »
- « Alors, continuez avec le mouvement que vous avez choisi, Maître. »
Et il continua. Il était étonné de la résistance de ses élèves, surtout du fait de la violence de leurs attaques et de leurs chutes. Il en avait mal pour eux. Mais ils se relevaient, toujours, et ré attaquaient. Son irimi nage était toujours aussi parfait, car il était difficile de l’améliorer encore. Et cela dura un certain temps, puis l’envie de changer de mouvement le reprit. Il interrogea à nouveau le petit être ailé :
- « Dites-moi, ne pourrait-on pas les arrêter pour qu’ils soufflent un peu, et en profiter pour changer de mouvement ? »
- « C’est le mouvement que vous avez choisi, Maître, alors il faut continuer. »
- « Mais combien de temps encore ? »
- « Ici, Maître, nous sommes dans l’éternité. »
- « Mais c’est… l’Enfer ! »
- « Très exactement, …Maître. »